Préposés aux bénéficiaires et aides-soignantes. Entre domination et autonomie.

aubry-couturier

Sous la direction de François Aubry et Yves Couturier

Préface de Michel Lemelin

Presses universitaires de Québec

2014

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François Aubry et Yves Couturier proposent un ouvrage très bien documenté, basé sur la présentation de recherches de terrain, essentiellement de type ethnographique, sur le travail des préposés aux bénéficiaires et aides-soignantes. Ils montrent que ces acteurs font l’objet d’une injonction paradoxale : porteurs de pressions et de responsabilisation, ils ne peuvent cependant pas s’appuyer sur les ressources et conditions organisationnelles et institutionnelles qui leur permettraient de développer et de faire reconnaitre les compétences requises pour répondre aux situations dans lesquelles ils sont plongés.

Cet ouvrage contribue – dans la ligne des recherches menées par Anne-Marie Arborio et Pascale Molinier sur les aides-soignantes – à produire des connaissances sur un public encore bien peu étudié sur le terrain des pratiques de soin et d’accompagnement. Dans le contexte québéquois, de tels travaux ont été initiés par François Aubry, Yves Couturier et Francis Etheridge. Faisant suite à un colloque, ce livre témoigne de la vigueur de la dynamique de recherche ici désormais instaurée sur un public dont l’importance et la complexité croissante du travail commence à se faire jour grâce à ces recherches scientifiques.

En effet, ce public est dédié mais aussi relégué aux tâches relevant de la catégorie généralement définie par le care. Il produit des connaissances et compétences qui sont souvent peu visibles, source d’autonomie et d’autonomisation limitées pour celles qui les pratiquent. Moins connu et reconnu que les infirmières et médecins, il assure néanmoins, comme le rappelle François Aubry en introduction, 80 à 90 % des actes de soin envers patients et résidents. Ce public est aussi à 80 % représenté par des femmes au Québec et 90 % en France, ce qui constitue l’un des aspects important à considérer si l’on veut comprendre les fondements symboliques de sa domination et certaines impasses de sa professionnalisation.

Si les aides-soignantes (dénomination en France et en Belgique) ou les préposés aux bénéficiaires (appellation québecoise) ont le plus souvent une faible visibilité dans l’espace médiatique, elles apparaissent néanmoins lors du dévoilement de cas de maltraitance envers leurs aînés. Seule la face négative de l’activité de certains est alors médiatisée.

Or, ces faits, méconnaissance d’un côté, médiatisation des déviances de l’autre, nuisent aux termes du débat. En effet, les auteurs du livre soulignent, par leurs travaux de terrain et analyses, la responsabilité croissante de ces personnes soignantes. Elles doivent réaliser des pratiques de qualité, tout en étant soumises à de fortes charges de travail dans un contexte de rapports hiérarchiques qui a très peu évolué. Conjointement, elles doivent faire face aux revendications croissantes des résidents et de leurs familles. Ce contexte et ces charges accrues induisent pour elles des problèmes de santé et de sécurité au travail qui s’avèrent récurrents.

L’ouvrage montre les différences importantes qui peuvent marquer ces pratiques selon qu’elles se déroulent au domicile des personnes ou en institutions. Surtout, il ne se contente pas de décrire, ce qui serait déjà fort utile, le travail des professionnels et les difficultés qui leur sont propres, il propose aussi une analyse de ces difficultés qu’on peut résumer, sans les réduire les unes aux autres, par une vision systémique.

Ainsi, les auteurs s’accordent pour montrer que les situations médiatisées de maltraitance de personnes vulnérables, loin de reposer uniquement sur celui ou celle qui est alors dénoncé, comportent une dimension politique, organisationnelle, institutionnelle qui, tout autant que l’acte déviant, est à relever. Sinon – et jusqu’ici c’est souvent le cas – l’individualisation de la réponse nuit à la résolution du problème de fond.

Les organisations hiérarchisées, pyramidales, dans la ligne de l’organisation hospitalière, laissent peu d’initiatives reconnues aux personnes qui travaillent directement et dans la durée auprès des personnes vulnérables. Les modes de gestions tayloriens peuvent venir s’inscrire à l’encontre des finalités pourtant assignées à ces professionnels en matière de centration sur les besoins des personnes soignées.

Ces professionnels exercent des activités amenées à croître, avec le vieillissement de la population alors même qu’elles s’exercent déjà sous tensions fortes. Ces tensions sont à rattacher à la fois aux modes organisationnels de gestion de ces activités, aux difficultés inhérentes aux situations d’incertitudes rencontrées par les personnes et les équipes, à la nature de ces activités qui intriquent inévitablement sphère privée, intimité, relations affectives, familiales et professionnelles.

Le manque de reconnaissance que ces personnes subissent et les pressions croissantes qui s’exercent sur elles dans un contexte où la tension au niveau des coûts, vient se cumuler aux autres, sans que les moyens pour y faire face soient déployés de façon cohérente. Ce processus engendre inévitablement une certaine labilité dans l’exercice de ce travail qui, en boucle, nourrit les difficultés précitées.

Présentation des différentes parties de l’ouvrage

L’ouvrage est construit sur la base de plusieurs études sur les aides-soignantes et les préposés aux bénéficiaires. Elles travaillent soit dans les organisations de soins et de santé, soit à domicile. L’ensemble de ces terrains est donc abordé sous la forme de quatre thématiques transversales à trois contextes. Ces thématiques sont les suivantes : le rapport aux patients et aux résidents, l’approche du Milieu de Vie[1] et la qualité des pratiques, la santé au travail, la professionnalisation des aides-soignantes et des préposés aux bénéficiaires.

Dans la première partie, les auteurs relèvent l’importance fondamentale de l’organisation du travail dans le développement des conflits et des actes de maltraitance et la nécessité de prendre en compte le collectif de travail dans la réalisation d’actes relationnels de qualité.

Emilie Raizenne montre, sur le terrain des centres d’hébergement et de soins de longue durée, que les préposés sont au cœur des tensions entre revendications individuelles et injonctions organisationnelles. Ils éprouvent de ce fait une grande souffrance morale sur laquelle ils disposent de peu de leviers pour pouvoir agir. Louise Belzile, Caroline Pelletier et Marie Beaulieu se sont intéressées à la maltraitance en institution de soins de longue durée. Cette dernière concerne le plus souvent les aspects non techniques, mais relationnels de leur rôle. Or, les auteurs montrent que la responsabilité des situations de maltraitance, loin de reposer uniquement sur des individus déviants, relève d’un processus distribué au sein des organisations. Ces dernières tendent à faire porter sur les relations interindividuelles entre préposés et bénéficiaires l’incertitude des situations de soins complexes en milieu collectif. Isabelle Feillou, Marie Bellemare, Annabelle Viau-Guay, Louis Trudel, Johanne Desrosiers et Marie-Josée Robitaille ont travaillé sur l’approche relationnelle des soins en institutions de soins de longue durée. Cette approche est ancrée sur la philosophie du Milieu de Vie. Ils relèvent avec prudence — dans la mesure où l’étude concerne un terrain particulier — les questions posées par le déploiement de cette approche. Selon eux, elle s’avèrerait d’autant plus efficace qu’elle concernerait l’ensemble du collectif de travail impliqué dans l’institution et non seulement une catégorie ciblée de personnel.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, sont analysés les effets des nouvelles normes de qualité de l’Approche Milieu de Vie — impulsées au sein des organisations gériatriques — sur les pratiques concrètes des préposés aux bénéficiaires. Les auteurs montrent comment les responsabilités accrues pour les préposés rencontrent les contraintes liées à la faiblesse de leur statut professionnel avec une faible marge d’autonomie et de reconnaissance dans l’organisation. Yves Couturier, Francis Etheridge et Malika Boudjémaa analysent la double contrainte dans laquelle sont pris les préposés aux bénéficiaires : ils sont à la fois poussés à une professionnalisation, mais ne bénéficient pas d’un contexte de travail qui lui soit favorable. Ils soulignent notamment le poids des références asilaires ou hospitalières sur des modèles de prises en charge mal adaptés au soin des personnes âgées malades chroniques. Les préposés, comme les bénéficiaires de leurs actions, sont plongés dans un type d’organisation qui nuit à leurs autonomies tout en promouvant un discours qui la promeut. Malika Boudjémaa et Yves Couturier poursuivent cette analyse en s’attachant à considérer le point de vue des préposés aux bénéficiaires sur l’approche Milieu de vie. Ils soulignent les limites de l’organisation asilaire pour répondre aux problèmes d’hébergement de qualité en institution, ils relèvent des progrès initiés par l’approche Milieu de vie, mais aussi les limites inhérentes aux modes d’organisation et de hiérarchisation encore dominants.

François Aubry, Yves Couturier et Frédéric Gilbert, mettent clairement en évidence que les préposés aux bénéficiaires restent très peu reconnus pour les responsabilités morales croissantes qu’on leur demande cependant d’exercer. Aux prises avec des injonctions organisationnelles et collectives parfois contradictoires, ils mettent pourtant en place des processus d’adaptations aux situations qu’ils vivent qui seraient source d’innovation, pour peu que les gestionnaires de changement en institutions de soins de longue durée s’y intéressent de plus près.

Dans la troisième partie, les auteurs se penchent sur la question de la santé au travail des préposés aux bénéficiaires. Ces derniers sont de plus en plus reconnus comme des acteurs professionnels susceptibles de rencontrer de graves problèmes de santé dans le cadre de leur activité. Les auteurs relèvent que la souffrance organisationnelle est d’autant plus ressentie que ces personnes manquent d’autonomie pour gérer les risques qui les affectent dans la situation de domination où ils se trouvent.

Henriette Bilodeau et Geneviève Robert-Huot se sont intéressées au rapport entretenu par les préposés aux bénéficiaires avec les règles de prévention et de contrôle des infections nosocomiales. Elles soulignent notamment le poids de l’implication du management dans le respect de ces règles par l’ensemble des personnels et non une catégorie en particulier. Johanne Boivin montre que la question de la souffrance au travail dans les organisations de santé est liée à celle de l’autonomie de l’ensemble des personnes impliquées dans les soins. Cette autonomie, loin d’être abstraite, se loge dans l’organisation précise des micros décisions qui s’imposent dans les situations de soins dans lesquelles sont généralement impliqués les préposés aux bénéficiaires. La souffrance organisationnelle résulte d’un manque d’autonomie des personnels les conduisant parfois à agir contre l’éthique des soins, pourtant prônée, lorsqu’ils sont pris dans des injonctions contradictoires.

Fanny Dubois développe une analyse ethnographique du travail des aides-soignantes en Belgique. Elle montre comment leur travail qui consiste aussi à prendre en charge ce qui provoque le dégout des autres tend à asseoir dans cette particularité une facette du pouvoir qui leur est propre.

La quatrième partie explore les conditions nécessaires à la professionnalisation des métiers d’aides-soignantes et des préposés aux bénéficiaires. De par leur faible position statutaire, ils sont en situation de domination hiérarchique, mais aussi symbolique. La qualification de leurs pratiques oscille à la frontière de compétences professionnelles et domestiques.

Catherine Gucher s’est intéressée au travail des aides-soignantes à domicile en France où elles interviennent en croisant les auxiliaires de vie sociale et les aides à domicile. Ces différents intervenants, aux frontières mal définies, œuvrent en tension pour défendre des territoires et des autonomies professionnelles fragiles, et ce, aux dépens de l’autonomie de l’usager face à ces différents modes d’interventions. Il apparaît difficile pour l’ensemble de ces personnes d’être reconnues de par le brouillage, dans ce secteur, entre expertises savante et profane.

Catherine Gucher et Annie Mollier soulignent le rapport étroit entretenu entre le travail des infirmiers et ceux des aides-soignants, les amenant à valoriser les interventions techniques en lien avec l’activité thérapeutique qui fonderait leur légitimité. A domicile, elles cherchent cependant à relier les dimensions techniques et humanistes de leur travail pour mieux défendre un territoire spécifique.

Des territoires sous tension

L’ensemble de l’ouvrage montre la tension générée par cette position paradoxale où les acteurs sont à la fois porteurs de pressions et de responsabilisation, mais conjointement, n’ont pas les ressources et conditions organisationnelles et institutionnelles qui leur permettraient de développer et de faire reconnaitre leurs compétences.

Yves Couturier clôt l’ouvrage par la mise en évidence des débats actuels sur les préposés aux bénéficiaires et aides-soignantes. Il montre notamment en quoi ils permettent de mettre à jour la problématique de la domination symbolique du métier qui oblitère la forme même des revendications que les acteurs seraient en mesure d’exprimer. Il souligne le paradoxe posé par l’impasse où ces professionnels se trouvent, fondant leur identité sur ce qu’on leur demande d’être plutôt dans ce qu’ils sont. Le chemin vers davantage de reconnaissance et de professionnalité apparaît donc semé d’embuches tant au plan individuel, subjectif, qu’organisationnel et institutionnel. Néanmoins, tant au domicile qu’en institution, ce chemin s’impose d’autant plus que les injonctions et revendications de l’ensemble de ces acteurs tendent à réclamer ou nécessiter davantage d’autonomie d’action et de contrôle. Ce livre trace les principales lignes sur lesquelles ces reconfigurations complexes reposent.

Un bien bel ouvrage dont on ne peut que recommander la lecture, il intéresse autant les chercheurs que les professionnels et les publics des secteurs éducatifs, social et sanitaire.

Eliane Rothier Bautzer

Centre de Recherche Médecine, Sciences, Santé, Santé Mentale, Société

CERMES3  Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité
CNRS UMR 8211, INSERM U988, EHESS
Département Sciences de l’Education
Centre universitaire des Saints-Pères
45 rue des Saints-Pères, 75270 Paris Cedex 06
eliane.bautzer@gmail.com

http://www.cermes3.fr/index.php/membres/chercheurs-enseignants-chercheurs-ingenieurs-et-techniciens/155-rothier-bautzer-eliane

 

[1] Cette approche est préconisée par le ministère de la santé et des services sociaux au Québec. « Elle se présente comme un énoncé général d’orientation émis par le ministère de la santé et des services sociaux auquel sont associés un corpus de principes cohérents et un dispositif de monitorage du niveau d’implantation » (Couturier, Etheridge, Boudjéma , chapitre 4, page 85).

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