Hommage à Louis Legrand

J’ai eu l’honneur de succéder à Louis Legrand en 1988 sur son poste de professeur de Sciences de l’éducation à l’Université Louis Pasteur à Strasbourg. J’ai surtout eu la chance d’animer avec lui pendant quatre ans un séminaire de DEA (master 2 recherche) intitulé « Pédagogie et politique ». Ce titre me semble très bien caractériser l’itinéraire et le positionnement de Louis Legrand dans le champ de l’éducation. Positiviste, il représente à merveille, par ses engagements et par ses responsabilités institutionnelles, cette période des années 1970-1990 qui a articulé en France, entre Haby et Savary, le « savoir pédagogique » et la « volonté politique ». Le rôle de la pédagogie, c’est d’établir la preuve scientifique de la supériorité de certaines pratiques et organisations de la scolarisation ; le rôle de la politique, c’est de reconnaître cet apport et de le diffuser par ses lois et ses décrets. Le problème, ce n’est pas, pour Louis Legrand, que la pédagogie ne parvienne pas à établir ce qu’il convient de faire pour assurer la réussite démocratique de l’institution scolaire, mais c’est bien que le politique ne parvienne pas à faire les choix nécessaires pour les rendre effectifs dans l’ensemble du système. Louis Legrand en fera l’amère expérience et il en éprouvera beaucoup de dépit tout le reste de son existence. On sait ce qu’il faut faire, mais on ne veut pas le faire, car on recule face aux résistances. La démonstration pédagogique est alors balayée par les circonvolutions politiques.
Louis Legrand est décédé le 20 octobre 2015, à l’âge de 94 ans. Né à Belfort en 1921, jeune encore, il s’engage rapidement, à 14 ans, dans les Jeunesses socialistes. Il passe son baccalauréat en 1939 à 18 ans et enseigne aussitôt en primaire dans un milieu rural. Mais il entreprend parallèlement une licence de philosophie à Besançon qu’il obtient à la fin de la deuxième guerre mondiale. Il sera alors professeur de philosophie au lycée de Vesoul. Puis il passe le concours d’inspecteur du primaire qu’il réussit en 1949, pour se retrouver pendant 5 ans en Alsace comme inspecteur. Il dira que c’est là qu’il a appris le métier de pédagogue, au contact en particulier des instituteurs Freinet. Il enseigne ensuite le pychopédagogie pendant un an à l’Ecole normale de Grenoble, avant de revenir comme inspecteur à Colmar jusqu’en 1962.
Mais cela ne lui suffit pas. En 1958, il soutient, sous la directeur de Paul Ricoeur, une thèse de philosophie centrée sur la pédagogie (« Principes philosophiques d’une pédagogie de l’explicitation », qui donnera lieu à la publication en 1960 de « Pour une pédagogie de l’étonnement »). En fait, Louis Legrand s’inscrit ici dans le sillon de l’Education nouvelle, qui restera son ancrage pédagogique dominant durant toute son action.
En 1962, il est nommé Inspecteur d’Académie à Belfort puis, en 1966, il se retrouve directeur de recherches à l’Institut pédagogiques national, ancêtre de l’Institut national de la recherche pédagogique. C’est lui qui va lancer l’opération « collèges expérimentaux », qui va se déployer en deux phases (1967-1975 et 1977-1980). Pourquoi le collège ? Parce qu’il avait été profondément bousculé par la réforme Haby de 1975, réforme dite du « collège unique », qui poursuivait l’école primaire unique et qui consistait à réunir dans les mêmes classes des élèves distribués précédemment dans des filières distinctes et hiérarchisées. Certes les différences institutionnelles étaient gommées, mais les différences entre les élèves désormais dans les mêmes classes, elles, étaient accentuées et posaient bien des problèmes aux enseignants qui, eux, s’accrochaient à l’homogénéité des élèves. Que faire ? Mettre en place la « pédagogie différenciée », mixte des principes de l’Education nouvelle et des dispositifs de la pédagogie par objectifs. Et reprendre les acquis des pédagogies de l’apprentissage, soit créer des situations qui permettent à l’élève de répondre à son besoin d’apprendre.
Les collèges expérimentaux ont prouvé, sur des bases scientifiques, que cette pédagogie est possible et répond à la situation présente. Il restait à généraliser cette expérimentation. L’occasion va se présenter pour Louis Legrand. En 1980, il devient professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Strasbourg, mais surtout, en 1981, il est appelé par le ministre de l’éducation Alain Savary, nommé à l’arrivée de la gauche au pouvoir, à présider un groupe de pilotage chargé d’élaborer une réforme du collège. Louis Legrand devient ainsi, aux côtés d’Antoine Prost pour les lycées et de André de Peretti pour la formation des enseignants, le symbole de la volonté politique de réforme pédagogique de la gauche. Il ne pouvait rêver mieux. Et effectivement, le rapport qu’il fournit, « Pour un collège démocratique », prône un tournant très significatif. Il y est question d’établissements autonomes d’une centaine d’élèves sous la responsabilité d’une équipe pédagogique, de la latitude d’organiser l’enseignement en formant des groupes temporaires d’élèves en fonction des besoins, de la possibilité d’adapter les programmes, de la mise en oeuvre de la pédagogie du projet impliquant plusieurs disciplines, de l’instauration d’un système de tutorat qui voit un adulte prendre en charge un petit groupe d’élèves sur l’ensemble de leur scolarité, de l’égale dignité des enseignements artistiques, technologiques et sportifs au regard des autres matières, d’une redéfinition du service des enseignants sur la base de 16 heures de cours pour tous, de 3 heures de tutorat et de 3 heures de concertation.
On retrouve là, d’une part, bien des bases pédagogiques de l’Education nouvelle, d’autre part, bien des pratiques validées dans les collèges expérimentaux. On retrouve là aussi ce qui ressortira ultérieurement (mais de façon plus diluée) lorsque, dans les décennies suivantes, on parlera de réformer le collège unique, au moins dans un sens « progressiste » et non pas « régressif ». Mais, pour le moment, dès 1982, la « réforme Legrand » est mise à mal et vilipendée. Le principal syndicat du secondaire, le SNES, s’arqueboute (notamment contre la redéfinition du service des enseignants et le tutorat qu’il dénonce comme de « l’animation »), tandis que les forces traditionalistes, elles, dénoncent la destruction de l’école. Louis Legrand, qui aurait dû devenir directeur des collèges, ne le sera pas. Alain Savary recule devant l’ampleur des protestations et ne retient, in fine, que des brides de la « réforme Legrand », brides qui pourront entrer en vigueur à partir de 1984 par tranche de 10% et par volontariat. Alain Savary, à son tour, sera balayé de son ministère en 1984, sous l’assaut des défenseurs de l’enseignement privé. Il sera remplacé par Jean-Pierre Chevènement, pour qui tout changement est un renoncement à l’école traditionnelle, « la vraie ».
Louis Legrand reprend son poste à Strasbourg, amer et dépité. D’une certaine manière, avec lui, c’est toute la grande époque de l’articulation du politique et du pédagogique qui s’éteint. Il ne l’acceptera pas et continuera à témoigner, par ses écrits, de la nécessité de changer l’institution scolaire pédagogiquement et politiquement. Quelques titres de ses ouvrages en témoignent : « L’école unique : à quelles conditions ? » (1981), « Les politiques de l’éducation » (1988), « Une école pour la justice et la démocratie » (1995), « Les différenciations de la pédagogie » (1995). Il était nostalgique de ce grand moment qu’il avait connu et animé. Nous, nous sommes nostalgiques de la force et du parcours de cet homme, de ses convictions et de ses actions. Et nous saluons aussi le beau titre de « pédagogue » qui lui est attribué, lui qui était professeur en Sciences de l’éducation !
Jean Houssaye
Professeur émérite en Sciences de l’éducation
Université de Rouen

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